[Interview] Football – Stanislas Frenkiel: « Le milieu des agents se caractérise par une grande précarité »
Stanislas Frenkiel est l’auteur d’une étude sur le monde des agents sportifs en France. Maitre d’enseignement et de recherche à l’université de Lausanne, il s’intéresse au football depuis plusieurs années. Avec cette ouvrage, il montre la réalité de ces hommes de l’ombre, souvent fantasmés.
LeSportBusiness.com: Votre livre sur le monde des agents de joueurs est sorti avant la Coupe du monde. Pourquoi vous êtes vous intéressé à ce sujet ?
Stanislas Frenkiel: C’est une aventure intellectuelle et humaine de trois ans. Pendant ma thèse et lors de recherches postdoctorales, je me suis intéressé de près aux migrations des footballeurs professionnels algériens et camerounais en Europe des années 1950 à nos jours. Lors des entretiens réalisés pour la majorité en Afrique, tous s’exprimaient au sujet des conditions de leur émigration et donc souvent des intermédiaires sportifs. J’étais intrigué. Je me suis aussi rendu compte que les historiens et sociologues du sport ont délaissé cette thématique passionnante des agents. Passionnante car les agents occupent désormais une position centrale dans la gestion des flux sportifs internationaux. Ce sont souvent eux qui régissent l’entrée des joueurs dans ce marché qui génère plusieurs milliards d’euros par an. En 2013, presque 7000 agents sont répartis dans 149 pays.
La France est le cinquième pays le plus représenté derrière l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre et l’Allemagne. En 2014, on trouve 338 agents licenciés, c’est-à-dire assermentés par la Fédération Française de Football (FFF). Il faut bien comprendre qu’on peut identifier trois fois plus d’intermédiaires en France.
Ils ont différents profils: journalistes, supporters, avocats, joueurs et leur famille, entraîneurs, recruteurs ou encore présidents de clubs et mêmes sélectionneurs nationaux. Le milieu est ultra-concurrentiel. Servant d’intermédiaire légal entre des clubs professionnels afin de faciliter le transfert des joueurs, l’agent sportif occupe une activité de conseil et d’assistance au joueur.
On parle souvent du football business, de l’argent, du « bling bling » mais qu’en est-il des agents ? Quelle est la réalité de la profession ?
Dans mon travail, je propose aux lecteurs une immersion dans ce métier qui est rapidement devenu une profession. Sur les 338 agents sportifs en France, savez-vous combien vivent vraiment de cela ? Au maximum un quart ! Les autres sont obligés de travailler à côté : assureur, banquier, instituteur, éducateur,… Les discours sur la difficulté de vivre de la profession sont récurrents : rares sont ceux qui perçoivent un salaire de PDG, étalé sur douze mois. Il y a donc des agents dominants comme Alain Migliaccio, Jean-Pierre Bernès, Pape Diouf (avant 2004), Frédéric Dobraje, Philippe Flavier, Stéphane Canard, Christophe Mongaï, Pierre Frelot, Franck Belhassen, Frédéric Guerra, Karim Aklil, Stéphane Courbis et une vingtaine d’autres… et les agents dominés.
Ce milieu se caractérise par la précarité du plus grand nombre, une forte concurrence internationale et un conservatisme : il intègre peu de femmes (moins de 3 %), d’anciens footballeurs d’élite et de personnes issues de l’immigration africaine. L’agent à la Jerry Maguire, riche, beau et célèbre est un personnage de fiction.
Pour comprendre leur quotidien, il faut d’abord remettre en cause certains clichés comme la panoplie « chaussures en crocodile, cigare et grosse voiture de luxe ». Leur quotidien des plus influents ressemble souvent à celui des avocats d’affaires internationaux. Leur rythme de vie est effréné. L’activité requiert une disponibilité de tous les instants.
Vous avez rencontré plusieurs professionnels, quel a été leur accueil ? Comment ont-ils perçu votre livre ?
J’ai de la gratitude pour les treize agents sportifs qui m’ont accordé de leur temps, qui m’ont patiemment expliqué comment se structure et fonctionne leur milieu. Je dois dire que j’attendais beaucoup d’eux puisque plusieurs centaines de mails et de relances téléphoniques sont restées sans réponse. Finalement, un climat de confiance s’est installé avec ces treize agents appartenant à différentes générations. Stéphane Dray, Gérard Falala, Philippe Flavier, Laurent Gutsmuth, Franck Peslerbe, Marc-Daniel Saint-Ange, Axel Lablatinière et Bruno Satin (deux anciens d’IMG Mc Cormack) en font partie. Pour l’instant, j’eu des bons retours de l’ouvrage.
Et puis quel plaisir de recevoir une lettre de remerciements signée de la main de Michel Platini, Président de l’UEFA (Union Européenne de Football-Association) et premier footballeur français à s’entourer d’un imprésario en 1979. Il s’agissait de Bernard Généstar, un producteur de spectacles qui a monté les premiers galas de Claude François, Coluche, Thierry Le Luron et Michel Sardou.
Certains vous ont expliqué pourquoi ils ne souhaitaient pas s’exprimer ?
J’ai essuyé une dizaine de refus catégoriques. Le désintérêt, la suspicion et le rythme de vie des agents peuvent expliquer ces refus. Souvent obsédés par le prochain mercato et peu syndiqués, les agents ne voient pas l’intérêt de promouvoir leur propre profession.
Et les joueurs, vous avez essayé d’en interroger sur la relation qu’ils entretiennent avec les agents ?
J’en ai parlé avec d’anciens footballeurs professionnels: il y a une forte attente sur les agents sportifs mais aussi, et il faut le retenir, une grande dépendance, notamment pour le cas des joueurs jeunes, inexpérimentés, ne maîtrisant pas la langue et extra-européens. L’agent est théoriquement celui qui connaît le marché, celui qui va prodiguer des conseils, gérer leurs contrats et surtout promouvoir leur carrière. Cela implique de procurer à leurs protégés des engagements professionnels. Dans l’ouvrage, je cite notamment les propos de trois anciens Internationaux camerounais : Joseph-Antoine Bell, Benjamin Massing et Roger Milla. Cependant, si les agents ne sont pas tous irréprochables, les joueurs et certains dirigeants ne le sont pas non plus. Certains se comportent comme de vraies girouettes et se servent de leur agent pour négocier avec un autre. Ils sont prêts à saisir de meilleures opportunités, quitte à trahir leur conseiller.
La majorité des joueurs ne signent même plus de mandats de représentation : revers de la médaille pour les agents qui sont ainsi rémunérés par les clubs, ils sont à la merci d’une plus grande concurrence. Les agents interrogés m’ont tous parlé du démarchage agressif des joueurs par des rivaux, pratique répandue dans le milieu. Entre agents et joueurs, les relations oscillent donc entre fidélité et versatilité.
Le football est sous le feu des projecteurs mais il existe des agents dans d’autres disciplines. Quelles différences vous avez observé ?
L’étude sur les agents sportifs dans l’Union Européenne, publiée en 2009 et rédigée notamment par le CDES de Limoges dirigé par Jean-Pierre Karaquillo, donne de précieuses informations: le football est la discipline sportive qui possède le plus grand nombre d’agents sportifs officiels en Europe. Trois autres sports se démarquent également: le rugby, le basket-ball et l’athlétisme. Ces quatre activités sportives représentent à elles seules plus de 95 % des agents sportifs officiels répertoriés sur l’ensemble de l’Union Européenne. Tous les sports professionnels disposent d’agents, gérés par les associations nationales. En France, la Commission Fédérale des Agents Sportifs (CFAS) de la FFF est par exemple à distinguer de la Commission Interfédérale des Agents Sportifs (CIAS) du CNOSF.
En France, et en Europe, existe-il une vraie législation ? Tout semble encore flou.
La législation, souvent contournée, existe en France depuis des années. En 1992, par exemple, le législateur français crée, par une loi, un régime spécial à l’activité d’agent sportif qui fera ensuite l’objet de différents encadrements législatifs au niveau national et international. Cette volonté de contrôle des agents est marquée en France. Il faut bien comprendre qu’il existe deux types d’encadrement : les lois nationales (1992 et 2010) et les règlements de la FIFA (Fédération Internationale de Football-Association) de 1994, de 2001 et de 2008. C’est encore flou mais théoriquement, le 1er avril 2015, le nouveau règlement FIFA portant sur la collaboration avec les intermédiaires envisage de supprimer la licence d’agent remplacée par une simple déclaration d’intermédiaire qui devra être enregistrée dans les fédérations. Autrement dit, n’importe qui pourrait prétendre être intermédiaire sportif.
Vous imaginez bien la stupéfaction des agents sportifs reconnus par le FFF qui ont réussi un examen sélectif pour obtenir leur licence d’agent de footballeur. Ce nouveau règlement FIFA recommande une rémunération maximum de 3 % (contre 6 à 10 % aujourd’hui) du revenu annuel brut du joueur ou de l’indemnité de transfert.
Afin de favoriser la transparence et lutter contre les conflits d’intérêts, vraisemblablement sans que les agents n’aient été consultés, la FIFA cherche à déléguer aux associations nationales la gestion des agents et leurs éventuelles sanctions. On se demande comment cela va être appliqué en France, pays où je l’ai dit, il y a une vraie tradition étatique de contrôle de la profession, accusée de tous les maux. Elle est par exemple dans le viseur de l’Assemblée Nationale, du Ministère de la Jeunesse et des Sports et du Sénat en France. C’est un sujet d’actualité. Affaire à suivre donc…
Quel est votre avis personnel sur le football moderne ? C’était mieux avant ?
Je vais botter en touche pour vous dire que votre question me fait penser à la réflexion de l’historien Paul Diestchy. Dans son ouvrage Histoire du Football (Perrin, 2010), il rappelle que des années 1930 à nos jours, chaque âge du football est choqué par l’augmentation des enjeux financiers en raison du caractère supposé gratuit du jeu.